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vendredi 6 novembre 2015

Recension: Les avatars du piano de Ziad Kreidy

Ziad Kreidy


En 1983, Ruth Dyson et Georges Menhennick notaient dans le Dictionnaire encyclopédique de la musique publié sous l’égide de l’Université d’Oxford que : « De nos jours, les pianos français se distinguent des instruments allemands et anglais par leur sonorité nettement plus "mince". Les facteurs allemands et anglais se sont toujours efforcés d’obtenir d’avantage de résonnance, considérant la plénitude et la rondeur du son comme les principaux critères de perfection, au détriment parfois de la clarté et de la couleur. »[1]

Depuis lors, cette inclinaison est allée s’accentuant. La standardisation a gagné du terrain. C’est ce que constate et démontre le musicologue et pianiste Ziad Kreidy dans son trop court mais brillant essai, Les avatars du piano. La diversité pianiste décroit au fur et à mesure des années. Le son produit par les pianos et tout particulièrement les pianos de concert, est de plus en plus stéréotypé. L’hégémonie de Steinway, marque à l’excellence technique indiscutable, pousse tous les autres facteurs au mimétisme. L’idéologie du progrès a gagné la plupart des pianistes virtuoses qui n’acceptent de jouer que sur des pianos modernes, Steinway & Son de préférence. 

En 1989, le claveciniste Scott Ross déplorait déjà ce mépris pour l’instrument ancien. Bien qu’il ne considére nullement qu’un pianiste se doit de jouer du Mozart sur un piano de l’époque de Mozart, il n’en remarquait pas moins que : « La seule chose qui compte c’est de connaître le matériau sonore avec lequel a travaillé le compositeur. Autrement dit, il est impossible pour un pianiste d’avoir une approche intelligente de Mozart s’il ne connait pas et s’il n’a pas pratiqué l’instrument de Mozart. »[2]

« Voir en la puissance et en l'efficacité un progrès musical, c'est bannir l'expressivité des anciens pianos. »


Cette standardisation du son, tout comme cette course à la puissance, laisse notre auteur dubitatif.  En étayant son propos sur des exemples précis, Ziad Kreidy démontre que certaines pièces de Chopin, entre autres, ne peuvent plus être interprétées en respectant certaines indications de pédales. En effet, la puissance des pianos de concert s’est tellement accrue que la pédale forte ne peut être employée qu’au risque de rendre le son inaudible.

Ce n’est là qu’un détail à côté d’une perte plus grande encore, celle du caractère de l’instrument et de sa diversité, perte que l’on doit au fait que l’inspiration artistique soit désormais supplantée par une inspiration purement technique :

« La recherche contemporaine essaie obstinément d’inventer de nouveaux procédés, complexes et élaborés, afin d’atteindre des objectifs fixées à l’avance, loin de toute originalité et de toute aspiration artistique. Il n’existe partout dans le monde qu’un seul modèle de référence, conçu pour l’immensité des salles contemporaine et pour toucher un très large public. A la différence des XVIII e et XIX e siècles, le piano n’offre plus aujourd’hui les caractéristiques d’une région géographique. Codifié à outrance, il est profondément standardisé. Cette volonté de standardisation et de codification va à l’encontre de son histoire, faite d’une extraordinaire richesse de pianos disparates, aux caractères propres parfaitement aboutis. Il est devenu impossible aujourd’hui de rendre justice à tout cet héritage. Sa standardisation fortement enracinée est l’aboutissement du culte sans cesse renouvelé de la puissance, d’une efficacité technique irréprochable. En fin de compte, le parcours du piano à porté ces deux caractéristiques au firmament. Elles sont devenues synonymes de beauté instrumentale. Ainsi codifié, isolé de la beauté, le perfectionnement se perçoit à travers une vision strictement technique. »[3]

Une question se présente alors : la perfection technique ne finit-elle pas par desservir l’œuvre des compositeurs passés, et circonscrire celle des compositeurs présents ? L’égalité du son produit par les pianos de concert actuels ne va-t-elle pas à l’encontre même des nuances nécessaires à l’interprétation. Enfin, l’histoire de l’art ne nous démontre-t-elle pas que la perfection des instruments employés n’a jamais déterminée la perfection d’une œuvre ?


G.M.

Pour en savoir plus, il vous suffit de cliquer sur le livre ci-dessous:


Ziad Kreidy


Ci-dessous, une vidéo de Ziad Kreidy expliquant l'objet de son essai :







[1] Université d’Oxford, Dictionnaire encyclopédique de la musique, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1988, tome II, page 465
[2] Scott Ross, propos extrait du film documentaire de Jacques Renard, Scott Ross, jouer et enseigner.
Les leçons particulières de musique, éd. Harmonia Mundi, 2011. Enregistrements réalisés à la Villa Médicis en  1989.
[3] Ziad Kreidy, Les avatars du piano, coll. L’éducation musicale, éd. Beauchesne, 2012, p. 68.

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